Muriel est née il y a trente ans. Dès les premiers mois, notre enfant est différent. A 3 ans, le mot tombe, et frappe comme une pierre : autisme. Stupeur, voire panique. Muriel ne parle presque pas, est en retard dans tous les domaines. Mais avance quand même, joyeuse, curieuse. Elle prend un crayon rouge, fait des traits sur une petite feuille carrée, remplit l’espace. Puis un crayon gris, une autre feuille, des crayons bleus, oranges, d’autres feuilles encore. Ces tracés sont des rayons de soleil pour nous parents.
Nous les conservons pour la plupart, car on ne jette pas un cadeau.
Puis le trait devient rond ; le rond vache, veau, dinosaure, sirène, orque, ou est-ce un dauphin ? Mais aussi figure, corps humain. La page se remplit de portraits, d’une foule. Il y a des thèmes, des séries, et des hors-séries. Il y a aussi des virages vers le
non-figuratif, le pur jeu des formes où le rythme est roi, emportant dans son mouvement, traits, ronds, frises, cornes, lettres.
− Lire la suite −
Pendant ce temps, comme en écho, Muriel évolue, développe son langage, s’ouvre au monde qui l’entoure, noue des relations avec les autres, fait des apprentissages. Mais se heurte aux limites de l’autisme associé à une déficience intellectuelle.
Quand Muriel dessine, la contrainte autistique est également présente voulant imposer sa loi du même - répétition, stéréotypie, sélectivité. Mais l’expression graphique échappe parfois à cet enfermement, ouvre des brèches dans ce monde du rituel. Le geste du crayon sur la page n’est pas toujours exactement le même, la différence s’y glisse, ouvre d’autres possibles. Portée par ‹ la rage d’expression › (F.Ponge), ce besoin humain de représentation présent dès l’origine, Muriel expérimente les formes et comprend qu’elles peuvent avoir une signification. ‹ Vache, dauphin › et même ‹ sirène, personnage imaginaire ›, nous commente-t-elle . Puissant antidote à l’autisme...
Muriel dessine très souvent, à la maison, au restaurant, chez les amis, en vacances, dans les ateliers créatifs. Avec une présence autour d’elle. Au fil de trois décennies, un ensemble de près de 2000 dessins. Que recherche-t-elle, que se passe-t-il en elle ? Cela reste une énigme, car Muriel n’a pas les mots pour le dire, son langage ne permettant pas - pas encore ? - l’expression des pensées. On essaie de déchiffrer l’énigme en reliant des signes, en se fiant à l’intuition. Peut-être est-ce une activité semblable à sa manière, enfant, de s’assoir sur le gravier de la rivière, de choisir tel caillou ici, de le jeter dans le courant là, tel caillou là-bas et de le jeter à un autre endroit, et ainsi de suite pendant des heures, plongée, absorbée, dans une autre perception de l’espace et du temps ?
L’ harmonie, la magie de certains dessins invitent à imaginer un espace de bien-être que Muriel se crée ou qu’elle retrouve à l’intérieur d’elle-même.
Petits et grands formats, papier, carton, toiles, fonds blancs, noirs, de toutes les couleurs. Muriel s’immerge dans ces espaces, les remplit, parfois jusqu’à saturation. Son geste est sûr, sans rature. A première vue, rien de spectaculaire. Mais si on prend le temps de regarder, on est happé, jusqu’au vertige. On entre dans un autre monde, assurément. Là ce ne sont pas les codes sociaux, les modes, le qu’en dira-t-on, qui dictent les formes. Ce ne sont pas non plus les compétences exceptionnelles que peuvent avoir certains autistes de haut niveau, sans déficience mentale, capables de communiquer et d’autonomie sociale. Muriel démontre que l’autisme associé à une forte limitation cognitive n’empêche pas l’émergence d’une expression graphique originale. Peu à peu, elle s’est forgée son langage.
Elle crée une présence singulière.
Pour l’instant, les mots exposition, livre, expression, art, spectateurs, ne veulent apparemment rien dire pour Muriel. Que se passera-t-il quand elle verra ses dessins accrochés dans un espace d’exposition, que ressentira-t-elle quand elle observera et entendra les spectateurs, quel sens prendra ce livre qu’elle tiendra dans ses mains, quels développements se produiront dans ses modes d’expression et plus généralement dans son évolution ? On peut penser que Muriel vivra une expérience très riche. Comme un message que le monde dit valide lui adresse. Porteur de l’espérance que d’autres fenêtres s’ouvrent encore dans le mur de son autisme.
Rien n’aurait peut-être pu se produire sans les dispositifs mis en place dans les institutions, l’attention des professionnels et des parents. Ainsi des liens se sont créés entre Muriel et les autres, condition, nous le croyons, indispensable à l’éclosion de ses dessins et au recul de son autisme. On l’a bien vu à partir du moment où Muriel a intégré l’Atelier Créatif de l’Essarde en 2010. Comme si elle y puisait confiance et sécurité, trouvant sa place parmi les autres personnes qui le fréquentaient, s’appropriant les supports, choisissant parmi les crayons et stylos de couleur que les animatrices proposaient. Alors ses dessins ont pris une ampleur insoupçonnée, un surprenant envol. Et amené à ce que Muriel, dans le corridor de sa maison, s’approche du tableau page 120, accroché au mur près de la porte d’entrée, le touche toujours exactement au même endroit, une petite tache blanche, nous regarde et dise : ‹ c’est Muriel qui a fait ça ! ›.
En 2016, Muriel dessine de moins en moins. Elle a des difficultés dans la marche, des arrêts devant les trottoirs, le besoin de se tenir à notre bras. Une faiblesse dans les jambes l’empêche parfois de se lever. Des analyses génétiques vont révéler la présence d’une maladie neurodégénérative BPAN (NBIA). C’est une maladie très rare, sans traitement.
Muriel dessine son dernier tableau.
En janvier 2020, elle est accueillie par le foyer de Clair Bois Gradelle. La pandémie de Covid commence à se répandre. La maladie neurodégénérative BPAN progresse brusquement. En 6 mois, Muriel perd l’usage de ses jambes, de ses bras et de ses mains, ne parle plus, cesse de manger. Il faut l’alimenter par sonde entérale.
Depuis, elle a retrouvé son sourire et le plaisir de vivre malgré son polyhandicap. Est-ce la même magie que celle qui émane de ses dessins ?
Février 2022
− Fermer −
Luc Marelli Artiste
Devant les dessins de Muriel
Comme s’il vous accueillait, tout en tourbillonnant sans retenue,
l’effervescence de ce monde tout à lui-même s’empare de vous.
Partout.
Et si la vie souhaitait simplement parler d’elle-même.
Pas de conventions. Changement d’échelle : cosmique, gigantesque, inouïe, infime.
Tendresse des figures entre elles.
A peine figurées.
Ici, peaux, bulles aquatiques, courses en duo, en trios, là, troupes hilares et vives.
Harmonies diffuses.
− Lire la suite −
Îles en rupture d’orbites, constellations d’étoiles qui s’effleurent. Métaphores de mondes,
d’océans inconnus qui s’irriguent et se fertilisent.
Nous sommes dans le cellulaire.
Sous couvert de répétitions, tout se renouvelle, se respire et se connecte à l’instant.
Tour à tour en carillons, en floraisons intenses et délicates.
Je peux me fondre en moi-même, assister à cette petite fugue qui glisse devant les yeux,
en tapotis, en clapotis.
Qui suis-je ? La question se pose et se dilue d’elle-même.
L’oeil est subjugué. Ne pas chercher de réponses. Elles ne se donneront pas.
Abandonner cette peau qui raisonne.
Langue dessinée, en accumulation de capillarités d’instants qui virevoltent.
La concentration est intense et c’est chaque fois, entre envahissement et jubilation,
le façonnement d’un joyau qui se joue sur la feuille.
Hymnes aux champs foulés, vallées de regards.
Les dessins s’ébrouent et vous regardent, se muent en topographies savantes.
Vous cessez de penser et devenez particules de leurs plaines.
J’ai à vous dire ces visages-foules qui deviennent textures, rythmes, rires, yeux assourdissants.
Dessineras-tu encore longtemps, dis ?
Ces dessins qui glissent sur la feuille, à quels sens s’adressent-ils ?
Parlez-moi, existez-vous ?
Souffle surpris, pensée, comète, les mains s’ébrouent au-dessus de ces flots.
Un trait crisse dans l’organique, insuffle une direction.
Lumière que le langage visuel accueille dans son mystère.
Vous, catapulté devant une intrigue qui palpite, regardez autrement cette histoire qui se raconte
et se divulgue sans se dévoiler pour autant. Toujours, affleure le mystérieux.
Sur le support l’accumulation le renforce et le métamorphose en jeux de l’enfance.
Regarder, enfin, s’abandonner pour mieux délaisser ses blindages de références.
D’ailleurs, ici, aucun ne ferait l’affaire.
Promenade dans l’inconnu. Intemporelles palpitations.
Sur fond rouge, sur fond noir, sur fond blanc, en émulsions tourbillonnantes, partitions d’une musique
qui envoûte, têtes en forêts vertigineuses. L’accueil est festif, instantanément, vous êtes de la partie.
Je regarde encore cette modeste feuille, horizontale. C’est comme un vallon velouté pour les yeux.
Les touches esquissent des floraisons, de printanières apparitions.
Anéantie la frontière des échelles: en haut ils sont face à vous, en bas ils vous surplombent, ces flocons
qui regardent. Là, vos yeux circulent comme le coeur palpite dans ce vertige, à l’orée du monde.
Des touches vert tendre viennent moduler le bleu de la foule qui scintille et s’étire vers un secret destin.
Les desseins du cosmos sur une feuille à dessin.
Tour à tour, géologie intime d’une journée, hymne à la joie d’être, en cadeau,
phosphorescences d’univers en expansion.
Grèves où mille cailloux s’illuminent.
Frissons sous le soleil, carnaval flottant en courant d’air.
Tout cela dit dans un égarement subjectif qui reconnaît la pâleur des mots.
− Fermer −
Amy Peck & Delphine Cuenod Animatrices de l’Atelier Créatif de l’Essarde
Muriel à l'Atelier Créatif
Il est 9h. Muriel arrive sur le chemin qui mène à l’atelier.
Elle nous voit, presse le pas, parfois même trottine, tend sa main en avant
pour toucher la nôtre avec un immense sourire…
‹ Ça va la vie, j’ai bien dormi › dit Muriel.
− Lire la suite −
Avant même de s’assoir — toujours à la même place — elle se munit d’une boîte de crayons — pas toujours la même — et dessine déjà sur le sous-main en carton installé devant elle.
Nous accueillons Muriel à l’Atelier Créatif avec quatorze autres de ses collègues. Chaque jour, nous sommes deux animatrices pour accompagner entre quatre et six artistes. Muriel fréquente l’atelier le mercredi et le vendredi. Chaque artiste tire parti de la magnifique synergie de travail qui se dégage de l’effet
de groupe pour exprimer sa propre personnalité artistique grâce à son histoire, sa sensibilité et sa créativité. Nous proposons un cadre, un espace / temps extrêmement bien défini à l’intérieur duquel tout est possible.
Les points de départ de la création sont les capacités et les habiletés de chacun. La force et le défi permanent de l’Atelier Créatif sont de s’adapter à chaque artiste,
de ne pas biaiser ou forcer ses intentions.
Nous donnons la possibilité à Muriel d'essayer, toucher, tester des matières et différents supports, qu’ils soient en deux dimensions ou en volume, pour la plupart recyclés. Cela peut lui inspirer un ‹ coup de stylo › différent.
Elle est toujours curieuse de tenter la nouveauté et accepte volontiers nos propositions. Néanmoins, Muriel sait aussi nous dire ‹ non › quand elle n’est pas d’accord. Elle choisit ses stylos et marque une préférence pour les liners, pointes hifis… ceux dont l’encre est fluide,
généreuse, brillante et dont les couleurs sont contrastées. Elle dessine principalement assise et debout uniquement pour de grands formats. Muriel est capable de se concentrer pendant des heures et régule elle-même son rythme de travail. Parfois elle dessine sans s’arrêter, repliée sur son ouvrage et d’autres fois, elle fait de petites
pauses en regardant autour d’elle. Nous pensons qu’elle observe les autres et leurs créations mais ce qu’elle en perçoit reste pour nous un mystère. Toujours avec une certaine distance, elle s’imprègne néanmoins de l’ambiance souvent festive de l’atelier. Pour les séances debout, il est nécessaire d’en écourter la durée (10-15 min) car elle se fatigue, mais seule cette position verticale lui permet de donner de l’ampleur et de la grandeur à ses personnages ou d’en inventer d’autres.
Muriel dessine dans la répétition, avec lenteur et constance, de manière totalement autonome. Elle possède une ‹ griffe › toute particulière, un univers foisonnant de personnages et d’animaux. La puissance et l’intensité de ses dessins viennent d’une construction apparemment anarchique mais finalement harmonieuse. Il faut parfois prendre du recul pour les admirer de loin et percevoir des mouvements, des zones plus denses et d’autres plus aérées. Elle fait le choix d’individualiser certains personnages et d’en morceler d’autres jusqu'à parfois les fondre dans la masse. C’est à ce moment que nous mesurons toute la dimension de l’expression artistique de Muriel.
Pour nous, la répétition est une force et non une barrière. Nous donnons l’opportunité à Muriel de retravailler plusieurs fois sur la même œuvre afin qu’elle aille d’elle-même jusqu’au bout de sa démarche, ce qui laisse souvent la place à de nouvelles éclosions. C’est aussi là que se développe une composition puisqu’elle décide de
revenir sur certaines zones et pas sur d’autres. Sans cette répétition, que nous voyons parfois comme une affirmation d’elle-même, Muriel ne pourrait pas découvrir
‹ ses autres possibles ›.
Nous pensons que ses dessins sont comme une confidence qu’elle utilise pour entrer en communication avec nous. Nous avons remarqué qu’elle vient nous interpeller avec ses dessins à chaque moment de transition de la journée comme, par exemple, pour se rendre à la cafeteria au moment du repas ou le soir avant de partir… ‹ C’est qui ça ? › nous demande t-elle en pointant du doigt un de ses personnages.
Tous les jours où nous travaillons avec Muriel, nous mesurons la chance, le bonheur et la fierté de collaborer avec cette artiste. La journée se termine. Muriel se lève, prend son œuvre à la main et vient vers nous… ‹ C’est beau ça › nous dit-elle.
Il est 16 h. Muriel rejoint le chauffeur du bus qui la ramènera chez ses parents… Silencieuse.
Nous tenons à accompagner les artistes de l’Atelier Créatif ainsi que leurs œuvres au-delà de l'atelier et du monde institutionnel. Par le biais d'expositions que nous organisons ou d'événements auxquels nous participons, nous voulons confronter leurs créations à un regard critique, moderne et dynamique venant d’un public plus large, sensible à la valeur artistique de leur expression. Nous désirons aussi susciter des échanges, rencontrer d’autres artistes, collaborer avec des galeries…
Muriel a pu ainsi, à plusieurs reprises, montrer ses œuvres dans différentes expositions collectives et personnelles, ce qui a suscité beaucoup de réactions valorisantes et encourageantes pour l’avenir et nous nous en réjouissons. ‹ C’est Muriel qui a fait ça ! ›
2010 Tea-room les ‹ Fleurs de Marie ›, Genève.
2011 Théâtre Forum Meyrin, ‹ Knitting dolls ›, Genève .
2012 L’Espace 34, Cap Loisirs, ‹ Les 12 Fantastiques ›, Genève.
L’Esplanade du Lac, ‹ Portraits d’ailleurs ›, Divonne-les-Bains.
2014 Exposition/rétrospective personnelle à la Maison de Quartier de Saint-Jean, Genève.